"Sauveur, laissez nous mourir" ("Lieber Heiland, lass uns sterben"), voilà un titre prophétique et pour le moins dichotomique du onzième album du saxophoniste suédois Martin Küchen, qui se plait à souligner l'ironie de l'histoire entre une pochette de camp de concentration et le troisième titre de l'album ("Purcell in the Eternal Deir Yassin"), en référence au massacre perpétré en 1948 par le groupe sioniste Irgoun contre les Palestiniens.
On pourrait objecter que suédois + jazz avant garde + titre mystique = attention musique d'intello qui s'astique le cortex pour se donner une contenance dans les soirées mondaines.
Ce n'est pas tout à fait faux, car le saxophoniste prend un malin plaisir à prendre son instrument pour un didgeridoo. Evidemment, pas de rythme à la batterie, pas de refrain, pas de couplet qui encadreraient un improvisateur fou. Tout ici donne l'impression d'être improvisé, dans un seul but : trouver un son. Küchen a décidé d'enregistrer dans la crypte du monastère de Lund pour arriver à unir histoire et son, comme il le décrit lui-même.
Comme on le sait, la cuisine moléculaire n'est pas de la cuisine mais de la chimie gustative. Appliquons ce brillant aphorisme à Küchen qui ne fait pas de la musique mais de la recherche instrumentale.
On écoutera pas "Lieber Heiland, lass uns sterben" en rentrant du boulot avec les enfants qui vous courent dans les pattes. Cet album est trop intimiste. Et pourtant il est incroyablement relaxant et dépaysant. Loin de ces artistes dits de musique moderne qui usent et abusent des dissonances et des harmoniques et vous font décrocher au bout de deux minutes, Küchen utilise son sax comme un souffle de vent.
On s'imagine volontiers dans les grandes forêts nordiques, la neige jusqu'au cou en écoutant le vent dans les arbres ("Lieber Heiland, lass uns sterben"). Une étrange atmosphère s'en dégage, vaguement inquiétante comme si on allait tomber nez à nez avec une meute de loups.
Mais le paroxysme est "Purcell in the Eternal Deir Yassin". Cette composition orientale entêtante sur fond de basse continue, nous happe et nous téléporte carrément sur les lieux du massacre, impression d'être au milieu des corps, dans le silence après la mort. Et pourtant malgré la gravité quelle sérénité !
Puis "Ruf zu mir" évoque une vieille baraque délabrée battue par les courant d'airs, où on ne sait quel fantôme jouerait des morceaux du bon vieux temps sur un piano désaccordé.
Un voyage expérimental captivant, où la volonté de Martin Küchen de donner à l'auditeur des sons sans épithètes et sans dénominations pour se les approprier est pleinement réussie.